Le Siège de Fanor
Le château tiendrait. Quelle que soit la force de l'ennemi, les remparts de la citadelle de Fanor ne tomberait jamais, mais c'était là une bien piètre désolation pour Brathelis. La faim lui tiraillait l'estomac, plus qu'elle ne l'avait jamais fait. Certes le puits fournissait suffisamment d'eau potable pour tenir des siècles, mais son organisme lui rappelait sans cesse qu'il avait également besoin de nourriture.
Et le chariot de provision en plein milieu de la cour n'arrangeait rien. Quand l'armée du roi avait quitté la forteresse en chargeant Brathelis de veiller, seul, à ce que le château ne tombe pas entre les mains ennemies, elle avait laissé derrière elle un chariot qui permettrait de le nourrir plusieurs mois durant. Ce n'est qu'à la nuit tombée que Brathelis avait inspecté le chariot... pour s'apercevoir qu'il ne contenait rien de comestible. Ses caisses étaient remplies d'armures de pyrodon, prises lors d'une incursion dans les pays barbares. Apparemment, les nordiques étaient partis du principe que le chariot contenait des vivres, mais personne n'avait pensé à vérifier. Si les barbares auxquels le chariot avait été volé l'apprenaient, ils en mourraient de rire.
Brathelis ne put s'empêcher de penser que Filia aurait trouvé cela ironique, elle aussi. Mercenaire tout comme lui, elle lui avait longuement parlé de l'armure de pyrodon, spécialiste qu'elle était de tous les types d'armure légère. Elle lui avait d'ailleurs précisé que, contrairement à certaines armures de cuir, qu'il était possible de manger en dernière extrémité après les avoir longuement fait bouillir, celle de pyrodon n'était absolument pas comestible. Dommage qu'elle ne soit pas avec lui pour apprécier l'ironie de la situation. Mais elle avait choisi de rentrer chez elle avant même le départ de l'armée du roi, préférant y mener une existence de fugitive recherchée par les forces de l'ordre plutôt que de vivre libre en Aquadia.
Au seizième jour, Brathelis avait dévoré toute la végétation poussant dans la cour. Il avait également fouillé le château de fond en comble, et tout ce qui pouvait être mangé l'avait été : rats, insectes, et même le bouquet de fleurs fanées retrouvé dans la chambre de la comtesse. Les quartiers de l'intendant, remplis de livres de lois indigestes, n'avait eu que deux bouts de pain rassis à lui offrir, et Brathelis avait même essayé de racler un peu de mousse sur les murs à l'aide de son poignard. Inutile de nier l'évidence, il serait mort de faim avant que l'armée ne revienne rompre l'encerclement dont il faisait l'objet.
" Le pire, fit Brathelis, qui s'était mis à se parler à voix haute depuis le deuxième jour de siège, c'est de savoir qu'il y a tant à manger, si près. "
En effet, un immense verger de pommes dorées s'étendait sur plusieurs hectares à portée de flèche du château. Les fruits ronds renvoyaient les rayons du soleil et le vent apportait leur douce odeur acidulée à l'assiégé, comme pour mieux le torturer.
Comme la plupart des elfes, Brathelis était archer. Passé maître dans le combat à distance, il était conscient de n'avoir guère de chance de survivre au corps à corps, ce qui l'empêchait d'essayer de se faufiler entre les lignes ennemies, dans l'espoir d'atteindre les arbres fruitiers. Il savait depuis longtemps qu'il lui faudrait tenter sa chance un jour ou l'autre, mais il n'avait cessé de reculer l'instant fatidique. Sauf qu'il n'avait plus le choix désormais.
Enfilant une armure de pyrodon pour la toute première fois, il fut surprit par l'impression de légèreté qu'elle lui donnait ; il avait l'impression de porter une tunique en velours. Il eut également une impression extrêmement désagréable, dont il connaissait pourtant la provenance : plusieurs mois après la mort du pyrodon, la peau venimeuse de la créature était encore traversée d'impulsions nerveuses, donnant l'impression qu'elle était toujours vivante. Cela lui communiqua un regain d'énergie. Filia lui avait d'ailleurs dit de s'y attendre en lui expliquant comment se défendre en portant une telle armure.
Sous couvert de la nuit, Brathelis sortit par la poterne du château, qu'il referma derrière lui à l'aide d'une clé particulièrement encombrante. Il partit ensuite en direction du verger sans faire de bruit, mais une sentinelle l'aperçut. Conservant son calme, Brathelis fit exactement ce que lui avait dit Filia et resta totalement immobile alors que l'ennemi attaquait. La lame ripa le long de l'armure, déséquilibrant le garde. Car c'était cela; l'astuce : il fallait accepter le coup et l'accompagner afin de laisser la peau de pyrodon le détourner.
Comme disait Filia : " Il suffit de retourner le mouvement de l'ennemi contre lui. "
Plusieurs autres adversaires tentèrent de l'arrêter mais à chaque fois, leur épée ou leur hache glissait le long du cuir de pyrodon. Les bras chargés de pommes, Brathelis revint au château en courant. Ouvrant puis refermant la poterne à clé derrière lui, il mangea à s'en éclater la sous-ventrière.
Au fil des semaines, il multiplia les sorties pour ramener de quoi manger et se constituer une solide réserve. L'ennemi se mit bien vite à s'y attendre, mais Brathelis modifiait toujours son horaire et affrontait tous les adversaires qui lui étaient proposés de la même manière, en laissant la peau du pyrodon détourner le coup au dernier moment. Cela lui permit de survivre, seul, dans les couloirs de Fanor.
Quatre mois plus tard, alors qu'il préparait une nouvelle opération de ramassage de pommes, il entendit une clameur derrière la grand porte. Montant sur les remparts pour voir de quoi il s'agissait, il aperçut les étendards du roi, de son allié le comte de Fanor et de leur ennemi le duc de Ban'sk. Apparemment, une sorte de trêve avait été conclue.
Brathelis ouvrit les portes et les trois armées s'engouffrèrent dans la cour. Beaucoup de chevaliers de Ban'sk voulurent serrer la main de celui qu'ils avaient surnommé l'Ombre du Verger, le félicitant de la manière dont il avait esquivé leurs assauts et s'excusant dans la bonne humeur d'avoir fait tout leur possible pour le trucider.
" Il ne reste presque plus une pomme dans le verger, commenta le roi après qu'on lui eût narré l'histoire.
- J'ai commencé de ce côté et j'ai progressé petit à petit, expliqua Brathelis. Je me suis également servi des pommes que je ramenais pour attirer les rats, afin de manger un peu de viande.
- Nous avons passé plusieurs mois à définir la trêve dans ses moindres détails, poursuivit le roi. C'était proprement épuisant. Le comte va reprendre possession de son château, mais il reste un léger détail à régler. Vous êtes un mercenaire et, en tant que tel, vous êtes responsables de vos dépenses. Si vous étiez mon sujet, la situation serait différente, mais la loi doit être scrupuleusement respectée, vous en conviendrez. Etait-ce l'habitude de porter l'armure de pyrodon ? Brathelis s'attendait au couperet qui allait tomber.
- Le problème, c'est que vous avez mis à mal la récolte du comte. Il paraît évident que vous avez mangé bien plus de pommes que votre solde de mercenaire n'aurait pu vous permettre d'en acheter. Je ne tiens pas à vous pénaliser, compte tenu que vous avez accompli un excellent travail en gardant ce château en notre absence, mais vous êtes d'accord qu'il faut procéder selon les règles ?
- Bien sûr, répondit Brathelis sans chercher à se dérober à l'attaque.
- Heureux de vous l'entendre dire, fit le roi en souriant. Dans ce cas, nos estimations montrent que vous devez trente-sept pièces d'or impériales au comte.
- Que je lui rembourserai, avec les intérêts, après la récolte d'automne, répondit Brathelis en accompagnant le coup. Car il reste plus de pommes sur les arbres que vous ne semblez le penser.
Les deux rois et le comte le dévisagèrent, interloqués.
- Nous étions bien d'accord pour respecter la loi à la lettre, poursuivit Brathelis, et j'ai eu le temps de beaucoup lire pendant que vous discutiez de votre trêve. Il y a 86 ans, le conseil impérial a été appelé à régler certains problèmes de propriété terrienne, qui se multipliaient en Aquadia, en cette époque troublée. Il a décrété que tout homme sans seigneur occupant un château pendant au moins trois mois et un jour s'en verrai nommé propriétaire de plein droit, ainsi que des terres afférentes. Cette loi est excellente, en ce sens qu'elle encourage les seigneurs à ne jamais déserter leur terre. Donc, vous voyez, selon la loi, c'est moi, le nouveau comte de Fanor. "
Aujourd'hui, le fils de Brathelis est comte de Fanor à son tour, et ses pommes dorées sont les plus succulentes de tout l'empire.
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